samedi 9 mai 2009
Finance Islamique : Scandale ? Acceptable ? Normal ?
Une Carte Blanche publiée cette semaine dans "Le Soir" provoque (quelques) remous. Imane Karich, Présidente de l’Association belge des professionnels musulmans (ABPM), y demande au monde politique d'étudier l'introduction en Belgique d'organismes pratiquant la "finance islamique". Cette Carte suscite l'indignation. Enfin, une certaine indignation. Y a-t-il de quoi s'indigner ?
Les cadres et entrepreneurs musulmans se voient selon l'auteure partiellement bloqués dans leurs activités financières parce que "les produits bancaires de la finance conventionnelle proposés en Belgique ne répondent pas à leurs attentes(...)". En effet, les musulmans ne peuvent acheter un bien par le biais d’un crédit traditionnel. (...) puisque l’islam ne reconnaît pas à l’argent le rôle de bien réel et n’accepte donc pas que celui-ci puisse être acheté ou vendu moyennant le paiement d’un intérêt. Ils ont dès lors besoin de trouver une solution. Elle existe et circule de plus en plus dans les sphères économiques européennes : elle s’appelle la finance islamique".
Une finance qui "manque d'intérêt"
Retenons qu'il s'agit, concernant les prêts, d'un système de partenariat, où celui qui prête participe aux bénéfices, mais aussi aux risques. Il ne touche pas d'intérêt prédéterminé semblable à celui dont nous avons l'habitude.
Parmi les arguments évoqués : "l’accès à la propriété privée pour les personnes musulmanes désirant acquérir un bien conformément à leurs souhaits permettra d’augmenter le nombre de propriétaires et de résoudre la crise du logement à Bruxelles". Là, l'auteure m'étonne : dans mon quartier, certains musulmans n'éprouvent apparemment aucune difficulté morale ni financière à acheter des maisons.
Je lis avec intérêt un commentaire de lecteur : "La finance islamique a été pensée en irak dans les milieux chi'ites afin de créer leur propre économie (iqtisâdunâ "notre éco"). En réaction les freres musulmans et les gens du golf ont créé leur version sunnite. L'économie islamique est tout aussi "capitaliste" ce qui la différencie c'est l'élément civilisationnelle. Le but est un repli communautaire et une mainmise sur l'argent de l'immigration. Le coran comporte tout au plus une dizaine de versets relatifs à l'économie au sens large. Le coran insiste sur l'aspect moral de l'économie. Le coran interdit l'intérêt au sens "usuraire". L'ABPM est lié au parti islamiste marocain PJD qui s'est opposé au micro crédit au Maroc. " Un des auteurs de Comprendre l'islam" est "pjdiste " .
Voilà des arguments intéressants qui méritent enquête. Cela dit, à l'argument " Le coran interdit l'intérêt au sens "usuraire"", je trouve une réponse ici : "Dans la pensée occidentale, il existe traditionnellement une distinction entre "usure" et "prêt à intérêt", l'usure étant un prêt à un intérêt très fort. Dans la pensée musulmane il n'existe aucune distinction entre ces deux termes, ceux-ci recouvrant la même pratique".Ce site rappelle également les critiques qui ont frappé le prêt à intérêt dans bien d'autres milieux que les milieux musulmans. Un autre site musulman présente également comme licite le seul prêt sans intérêt. Ce troisième confirme : "Le système financier islamique interdit tout profit fondé sur un taux d'intérêt prédéterminé, et propose un partage des profits ou des pertes." On y apprend aussi que "outre les banques islamiques, les plus grandes banques internationales ont également commencé à développer un secteur islamique: HSBC, Citigroup, UBS, Deutsche Bank, etc. "
Réaction explosive
Mais mon propos n'est pas de commenter la "finance islamique". Il est de m'interroger sur la réaction, certainement représentative d'un milieu, de Nadia Geerts, militante républicaine et du Réseau d’actions pour la promotion d’un Etat laïque (RAPPEL) sur son blog .
Le ton est pour le moins agressif. Sur le fond, l'article adresse à l'auteure de la Carte Blanche, entre autres, les reproches suivants :
- "Culpabiliser les musulmans, très nombreux j’en suis sûre, qui recourent jusqu’ici au prêt à intérêt". Sorry, mais si jamais c'est vrai, il me semble que cela les regarde. Depuis quand les défenseurs de la laïcité - ou la puissance publique - sont-ils chargés d'éviter tout problème moral aux croyants ? En plus, certains théologiens autorisent les musulmans à recourir au prêt bancaire tel que nous le connaissons, pour acquérir des biens nécessaires qu'ils ne pourraient acquérir autrement.
- "Essentialiser les musulmans : un musulman, ce n’est plus quelqu’un qui croit en un Dieu qu’il appelle Allah, avec toutes les infinies nuances et divergences que cela implique quant à la traduction concrète de cette foi. Non, c’est quelqu’un qui respecte le Coran à la lettre, sans aucune mise en contexte." D'abord, il est curieux de vouloir, du haut de son donjon laïque, dire aux musulmans ce qui est bon ou mauvais islam. Deuxièmement, respecter un précepte du Coran ne signifie pas respecter "le Coran à la lettre, sans aucune mise en contexte". Enfin, une chose est de s'opposer à telle lecture d'un livre saint en faveur d'une autre lecture (ce qui est, encore une fois, inattendu d'une source aussi ostensiblement laïque). Autre chose est de prendre position sur la place publique en disant : "Et donc, je demande que ne soit pas permise l'existence de tel type d'établissement financier, ceci en vertu de ma lecture d'une religion. Mais en même temps, je récuse cette religion et toutes les autres".
"- En conséquence, promouvoir le fondamentalisme musulman". Je crains que le blog de Nadia Geerts offre, avec cet article, du gâteau au dit fondamentalisme musulman, par exemple quand on y lit, en caricature du texte paru dans Le Soir : "Autrement dit : il faut d’urgence faire cesser cette situation où, une fois de plus, nous discriminons volontairement ou non des pauvres musulmans qui ne demandent qu’à vivre à la fois comme tout le monde et dans le respect de leur sensibilité islamique." La question des discriminations n'est pas de celles qu'on peut écarter d'un haussement d'épaules, depuis la discrimination à l'emploi au délit de faciès dans les manifestations, et ce genre d'ironie envers les "pauvres musulmans" ne fera qu'empoisonner les blessures, au plus grand profit des pêcheurs en eau trouble.
(PS : Par contre, je ne puis qu'approuver le commentaire ajouté par Nadia Geerts à son propre article : "(...) je trouve assez amusants les scrupules de conscience qui semblent animer certains musulmans lorsqu'il s'agit de refuser le prêt à intérêt, mais pas lorsqu'il s'agit de commercer avec le grand Satan américain et d'engranger ainsi de plantureux bénéfices... ").
L'Inaudible Tonnerre
Nadia Geerts encore : "Et de l’aveu même de Madame Karich, « la finance islamique est une finance éthique développée sur base des principes découlant des sources de l’islam (…) ».
Voilà, elle l’a dit : cette idée géniale découle des « sources » de l’islam. Donc d’il y a environ 14 siècles. Et ce sont des principes datant Mahomet – qui n’est pas Mathusalem, mais presque – qu’elle voudrait voir appliquer au vingt-et-unième siècle. "
Est-ce un argument dans une discussion où l'on s'adresse à l'autorité politique ? Les musulmans ont le droit de croire à des principes édictés il y a 14 siècles, les chrétiens 20 siècles, les juifs 32 siècles, etc . (A mes yeux d'agnostique, ces idées étaient d'ailleurs déjà erronées il y a 14, 20, 32 siècles ; leur valeur ne dépend pas du "nombre des années"). L'idée qu'on ne doit pas tuer son prochain est encore plus ancienne, on ne la ridiculise pas pour autant. L'autorité politique doit examiner les conséquences concrètes, économiques, sociales, juridiques, de l'autorisation des établissements que Madame Imane Karich appelle de ses voeux, mais elle ne doit pas le faire sur base d'une datation idéologique au carbone 14. On n'a pas à interdire toute pratique privée qui s'appuierait sur une lecture littérale d'une religion. Il convient par exemple de refuser toute place au créationnisme dans l'enseignement, mais ce n'est pas parce qu'il relève d'une lecture littérale ! C'est parce qu'il prétend mettre dans l'enseignement, à la place de la science, une croyance religieuse contraire à la science. Libre à certains croyants, par ailleurs, d'adhérer en privé à cette lecture littérale. Libre à moi de trouver cette adhésion regrettable et de réfléchir aux meilleurs moyens d'y faire face, et l'agressivité ne figure pas parmi ces moyens.
"Tout ce que j’espère, c’est un tonnerre de protestations de musulmans dans les prochains courriers des lecteurs du Soir, disant leur ras-le-bol qu’on les enferme dans une interprétation rigoriste, littérale et passéiste de leur religion, et leur droit de vivre avec leur temps. " La Carte a recueilli en deux jours 4 brefs commentaires, qui ne vont pas du tout dans ce sens, dont deux minuscules. Par ailleurs, je suis un peu étonné d'apprendre que "vivre avec son temps", ce serait emprunter à intérêt - et faire confiance à nos chères institutions financières qui viennent de ruiner une partie de leur clientèle et saignent l'Etat qui leur allonge actuellement des milliards -.
Du Prêt Sans Intérêt à l'Excision ?
Là où Nadia Geerts dérape sérieusement, c'est quand elle en arrive à comparer l'idée de la finance islamique à la pratique de l'excision, de la lapidation, à la limitation du droit à l'héritage des femmes, ou à la validité moindre du témoignage des femmes (sous prétexte que ces pratiques trouvent aussi leur source dans l'islam "littéral"). Faut-il vraiment rappeler des évidences ? Ces pratiques reposent sur une oppression inadmissible, contraire aux droits humains élémentaires. Il ne peut être question de leur accorder un pouce de terrain dans notre société. Les objections au port du voile à l'école sont elles aussi d'un ordre fondamental. Ceux qui sous couleur de relativisme seraient prêts à des concessions préparent la perte d'acquis indispensables, qui relèvent des droits humains et qui ont coûté des dizaines d'années de lutte. Mais l'éventuelle mise en place d'institutions de finance islamique ne me semble - à première vue - pas comparable. Elle n'attente pas à l'égalité femmes-hommes ou à un équivalent. Elle repose sur une condamnation de l'intérêt, ce qui me paraît une idée respectable (j'ignore ce qu'en vaut l'application) qui rappelle plus ou moins l'idée de "placements éthiques" mise en pratique par certaines institutions récentes. Elle n'implique pas de propagande auprès des non-croyants pour une vision philosophique. Elle ne me semble pas mettre en jeu l'espace public. Elle repose sur une vision communautaire ? Oui, mais accepter l'existence actuelle des communautés et raisonner à partir de cette réalité me paraît la seule attitude permettant de lutter contre le communautarisme, qui veut dévoyer cette réalité pour creuser des fractures et manipuler. Si l'on refuse la finance islamique, il faut exiger, me semble-t-il, la dissolution des Mutualités Chrétiennes, Socialistes, Libérales... puisqu'elles font transiter une assurance relevant, elle, de la chose publique (assurance obligatoire maladie-invalidité) par des organismes définis sur des bases religieuses, philosophiques ou politiques, des organismes liés à des communautés.
Attention : ceci n'est PAS un plaidoyer en faveur d'un feu vert à cette "finance islamique", ni d'ailleurs d'un feu rouge : je ne connais pas le problème et espère que ceux qui le connaissent éclaireront notre lanterne. Par exemple, sur ces questions soulevées par un commentaire : "Mais si une telle banque, "confessionnelle", est ouverte à tous, ne tombe-t-on pas dans la concurrence déloyale ? Que demande-t-on exactement, un régime légal spécifique (dérogatoire) pour les musulmans ? "
"Encore Les Musulmans !"
Le raisonnement de Nadia Geerts me paraît surtout exprimer un grand cri d'indignation : "Encore les musulmans ! ". Ben oui, fallait pas les appeler en Belgique - à cor et à cri, rappelons-nous quand même les accords des années 60 avec la Turquie, le Maroc, l'Algérie et la Tunisie - si c'est pour s'apercevoir ensuite qu'ils sont musulmans, et donc quelque peu différents. Un constat parallèle nous attend au niveau planétaire : ce que nous croyons bon n'est pas bon aux yeux de tout le monde, oh que non. Ce n'est pas une raison pour renoncer à des idéaux, mais nous ne pouvons plus aisément les imposer à l'aide de canonnières, et d'ailleurs nos canonnières ont plus souvent été utilisées pour bafouer des droits que pour en défendre, ce qui crée aujourd'hui, à notre égard, une certaine défiance. C'est regrettable mais compréhensible.
Il nous reste donc à frayer la voie étroite entre l'existence incontournable de communautés et le progrès de la coexistence, le respect de la liberté de religion et la laïcité de l'espace public, et pour les libre-penseurs, la défense de la libre pensée et le dialogue avec les croyants. Pour atteindre ces buts, le style coup de poing me paraît contre-productif.
Documentation : La Finance Islamique Commence A Intéresser Les Entreprises"
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1 commentaire:
Bonjour,
Je pense que vous n'avez pas bien saisi la teneur de mon article. Son propos n'était pas de dénier le droit aux musulmans de créer en Belgique des banques islamiques. Ils en ont évidemment parfaitement le droit, tout comme ils ont le droit d'ouvrir des boucheries hallal sans que la puissance publique ni la laïcité ne s'en émeuve.
Ce qui m'a choquée dans la carte blanche De Mme Karich, c'est qu'elle semblait partir du présupposé que "les musulmans" (personnellement, je ne connais pas "les musulmans", mais des musulmans de sensibilité très différente, y compris en ce qui concerne leur pratique religieuse) étaient en quelque sorte discriminés parce qu'ils ne pouvaient recourrir au prêt sans intérêt. Comme vous le dites vous-même, je n'ai jamais remarqué que "les musulmans" dans leur ensemble éprouvaient des difficultés morales à accéder à la propriété sur base d'un emprunt classique.
Concernant le parallèle établi avec l'excision ou d'autres pratiques, j'ai simplement voulu mettre en lumière le fait que prendre pour motif les "sources de l'islam" me paraissait un peu court et rentrait dans la définition du fondamentalisme.
Vous me reprochez finalement de réagir de manière épidermique selon le thème "Encore les musulmans !".
Non: encore DES musulmans. Des musulmans qui, par des cartes blanches de ce type, prétendent dire aux autres, à tous les autres (musulmans) comment ils doivent se comporter aujourd'hui pour être de "bons musulmans". C'est cette pression sociale, que l'on peut constater à divers niveaux, qui m'insupporte, je le reconnais volontiers. Ma conception de la laïcité implique que l'on foute la paix aux gens quant à leurs croyances et pratiques, ne leur demandant rien d'autre que le respect de règles communes.
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