dimanche 22 décembre 2013

Pénalisation des Clients : vers le Pire ?

C'est fait.
Par 268 voix sur 485 présents, la France s'est engagée - à mon humble avis, et pas seulement le mien - sur la voie d'une stupidité nocive : le projet de loi pénalisant les clients des prostituées a été voté en première lecture à l'Assemblée Nationale. Vous trouverez plus de détails sur le vote, qui a divisé la plupart des partis, ici  et ici . Sur le contenu de la loi, voir (entre autres évidemment) ici et ici. Ecologistes et radicaux se sont montrés les plus opposés. Le texte doit encore être voté au Sénat, sans doute en juin 2014. Si députés et sénateurs divergent, le Premier ministre, après une "navette" entre les deux hémicycles, peut donner le dernier mot à l'Assemblée.

Suite de l'article :

La division n'a pas touché que les formations politiques. Plusieurs associations féministes ou d'aide aux prostituées ont salué "une avancée historique" (Mouvement du Nid). Pour le Haut Conseil à l’égalité femmes-hommes, la France «pose un solide obstacle aux proxénètes et au développement des réseaux mafieux». Mais pour Aides (lutte contre le Sida), ce texte «précarise les prostitu(e)és et les expose à des risques sanitaires accrus (...). Qui peut croire qu’une aide de 336 euros mensuels et un titre de séjour de 6 mois seront suffisants pour faire sortir de la prostitution les victimes de la traite ? ». Avis semblables chez Act Up-Paris ou le Planning familial. Jean-François Corty, directeur des missions France à Médecins du Monde, déclare : «Ça va nous mettre en difficulté pour accompagner les prostituées». Pour lui, la loi se retournera contre celles-ci. Le STRASS (Syndicat du travail sexuel) a organisé des manifestations contre une loi qui, selon lui, est plus dangereuse pour les prostituées que pour leurs clients. Quelque 200 associations du secteur, françaises ou non, ont signé un manifeste dénonçant les dangers de la loi.

Le bilan : un mieux ou un pire ? 

Le vent qui souffle sur la France est venu de Suède. Depuis 1999, l'achat de services sexuels y est sanctionné par de lourdes amendes. Le "modèle suédois" a été longuement encensé. L'idée était que, comme une grande partie des prostituées sont les proies des réseaux de proxénétisme et de traite d'êtres humains, le client devait être rendu responsable, pour qu'il comprenne que son acte, l'achat d'actes sexuels, encourageait cette sujétion. Les résultats semblaient convaincants : les rapports parlaient d'un recul important de la prostitution. Puis çà et là, après pas mal d'années, sont apparus des témoignages extrêmement différents : en 2005 déjà, on pouvait lire que pour les travailleuses du sexe, la Suède était devenue "un enfer". Les conditions de travail s'étaient dégradées, les prostituées en danger n'osaient plus faire appel à la police parce qu'ainsi, elles se signalent à l'attention de celle-ci et mettent leurs clients en danger, que cela se sait et qu'elles perdent leur clientèle. Si les clients sont pénalisés, les prostituées le sont aussi parce que la négociation, devenue clandestine, se fait à la hâte, et qu'à la hâte, elles sont amenées à accepter des rapports non protégés. Elles doivent aussi accepter des tarifs plus bas. Des prostituées suédoises sont allées pratiquer dans les pays voisins, où leurs collègues locales ont évidemment mal accueilli cette concurrence. Oui, le gouvernement suédois se vantait d'avoir diminué le nombre de prostitué.e.s, ou plutôt des prostitué.e.s de rue. Mais les chiffres étaient bien sûr faussés parce que les constats étaient plus difficiles, les prostitu.é.es cherchant des lieux discrets plutôt que les rues des centres, et surtout parce que de la rue leur travail s'est déplacé vers des appartements, des "salons", ce qui les rend plus dépendant.e.s des proxénètes qui ont plus de moyens qu'elles pour payer pareille infrastructure. Bref, conclut une enquête du journal canadien "Le Devoir", "La prostitution n'a pas connu de déclin en Suède depuis la réforme; elle s'est plutôt adaptée".

Après l'Ecosse en 2007, la Norvège et l'Islande ont choisi à leur tour, en 2009, de pénaliser les clients, ce qui était bien sûr une manière d'enrayer l'invasion de suédoises. Mais en 2012, le centre officiel d'aide aux prostituées d'Oslo, le Pro Sentret, a publié un rapport très négatif : la situation des travailleuses du sexe d'Oslo s'était détériorée. Comme en Suède, la prostitution s'était déplacée vers la clandestinité ; les conditions sanitaires s'étaient dégradées ; les violences exercées par les clients étaient devenues plus nombreuses.
(NB : en Angleterre, au Pays de Galles et en Finlande, le client peut être pénalisé, mais uniquement si les magistrats ont la preuve que la prostituée agit sous la contrainte).

2011 : un pavé dans la mare : "La loi suédoise contre l’achat d’acte sexuel: Succès affirmé et effets documentés" de Susanne Dodillet et Petra Östergren. Les auteures sont, la première chercheuse, historienne et militante féministe, la seconde anthropologue, auteure et militante féministe. Leur rapport : 38 pages, soumises à un atelier international sur la dépénalisation de la prostitution. On y lit que le triomphalisme affiché par le gouvernement ne repose sur aucune base démontrée, que la prostitution via Internet a augmenté "dans des proportions d'avalanche", que les clients n'ont pas renoncé mais seulement changé leur façon d'acheter. A preuve, cette expérience en 2009 : des stations de radio locales ont placé une fausse publicité de prostituée sur Internet. "En moins d'une semaine elles ont obtenu plus de mille réponses uniques, également réparties sur le pays". Les prostituées sont plus exposées à la violence et aux maladies qu'auparavant. Elles n'osent plus faire appel à la police.
En Islande, la police déclare qu'elle n'a pas les moyens d'appliquer la loi et que la prostitution prospère.

Illusions perdues.

Mon reste de confiance dans le modèle suédois a définitivement pris l'eau le 7 novembre. France 2 consacrait un "Complément d'Enquête" au projet de loi français et à l'exemple de la Suède. Or, dans ce pays, le client pénalisé, c'est le pauvre type qui cherche son bonheur vénal à la sauvette, sur les bancs ou derrière les buissons des jardins publics. Ceux qui ont les moyens d'un peu plus de luxe semblent à l'abri.
D'ailleurs, un habitué qui s'est fait coincer deux fois en plein air déclarait face caméra qu'il n'y aurait pas, pour lui, de troisième fois : désormais, "J'irai dans un salon de massage thaïlandais". Et sur l'Internet, des avalanches de photos d' "escort girls" démontraient que la prostitution s'offre toujours en abondance, même si ce n'est plus guère dans les rues. Une prostituée expliquait que la loi avait diminué la sécurité - ce que beaucoup de ses collègues ont déjà déclaré -.
L'enquête passait aussi par Paris, où un travailleur de Médecins Sans Frontières qui bosse avec des prostituées estimait que si la loi passe, elles vont devoir se disperser, se cacher, et qu'il sera beaucoup plus difficile de les contacter. Le reportage révèle que des prostituées jusqu'à présent indépendantes sont désormais approchées par des proxénètes qui ont les moyens de leur "offrir" une infrastructure grâce à laquelle elles pourront travailler hors de la rue si la loi est votée. Autant pour le recul du proxénétisme.
Petite nuance de vocabulaire : alors que les défenseurs de la loi parlent jusqu'à maintenant d"abolition" ou d'"éradication" de la prostitution, la porte-parole du gouvernement parlait plus modestement, dans l'émission, de la "faire reculer". Je trouve d'ailleurs très manipulateur de parler d'une loi "abolissant" le recours aux prostituées.  L'Etat peut abolir ce sur quoi il a un pouvoir immédiat, indiscutable. Il peut abolir la peine de mort : le bourreau est son employé, et si l'Etat ne veut plus appliquer la peine capitale, le bourreau est au chômage. Mais sinon, interdire n'abolit pas : voilà des millénaires que le meurtre est interdit, il n'est pas aboli pour autant et se pratique toujours abondamment. La loi française est une loi de prohibition : elle interdit de consommer quelque chose, sous peine d'amende ou/et de prison. Elle est ainsi semblable à la plupart des législations sur la drogue, ou à la Prohibition, celle qui pesa sur l'alcool dans (entre autres) les Etats-Unis de 1919 à 1933. Depuis des décennies, on constate que les lois concernant la drogue font le bonheur des trafiquants en faisant monter les prix. La Prohibition eut pour effet le développement du grand gangstérisme ... et de l'alcoolisme. Drogue ou alcool, les effets sanitaires sont souvent désastreux.

Des policiers sceptiques.

Comment la loi française va-t-elle être appliquée ? Un magistrat explique qu'il faudra entre autres surveiller les ordinateurs, les mobiles ! Reste à voir si l'Etat a les moyens d'appliquer ce programme, que le même magistrat chiffre à ... 200 millions d'euros.
Surveiller les sites de rencontres ? Alors que les trois principaux de France totalisent plus de 700.000 visites par an ? De plus, tous les vieux renards de l'Internet savent qu'il est très facile de ne pas laisser de trace, en recourant à un serveur proxy. Les sites proposant (souvent gratuitement) ce service, sont nombreux. Au lieu de laisser ses propres coordonnées, l'internaute ne laisse plus que l'adresse IP d'un serveur situé à Mourmansk ou en Californie. Au dernier moment, le gouvernement a renoncé, temporairement peut-être, à faire bloquer les sites hébergés à l’étranger contrevenant  à la loi française sur le proxénétisme et la traite, disposition qui posait aussi bien des problèmes légaux que de faisabilité.
Les policiers, déjà débordés, haussent les épaules. «Pour éviter la police, les prostituées se replieront dans des zones de non-droit où la police ne pourra pas entrer sans être repérée, comme le font les dealers dans les cités», déclare un gradé parisien au Figaro. Patrice Ribeiro, secrétaire général de Synergie Officiers, estime dans Libération : "Il est illusoire de penser que l'on asséchera la prostitution, le plus vieux métier du monde, en s'attaquant aux clients" plutôt qu'aux réseaux criminels. Corinne Bertoux, commissaire de police, de l’Office central de répression de la traite des êtres humains, ne cache pas plus son pessimisme : "Je ne tiens pas à parler de la loi avant qu’elle ne soit votée. Vous savez que nous n’y sommes pas spécialement favorables. (...) Cela risque d'être très compliqué".

Et les mineur.e.s ?

On m'a objecté que la pénalisation des clients protégerait les mineur/e/s, c'est faux. Le Code pénal français punit lourdement aussi bien la corruption de mineurs (l'initier à la débauche, ce qui vise plutôt le proxénète, en matière de prostitution) que le recours à un/e prostitué/e mineur/e. L'arsenal juridique en la matière va donc déjà plus loin actuellement que la loi de pénalisation (art. 225-12-1, 225-7-1 et 227-25).
On peut d'ailleurs ajouter, comme Le Monde, "La proposition de loi ne contient, en fait, aucune mesure nouvelle de lutte « classique » contre le proxénétisme et la traite. La seule mesure consiste à pénaliser les clients de prostituées."

Et les indépendant.e.s ? 

La loi pose encore une question qui dépasse le cadre de la prostitution : peut-on interdire une relation librement consentie qui ne porte pas sur un objet illégal ? Car, quel que soit le nombre de prostitué/e/s qui ne dépendent pas d'un proxénète ou d'un réseau, ces prostitué/e/s existent. Leur nombre ? Allez savoir, quand les estimations du nombre de prostitué/e/s vont de 20.000 à 400.000 ! Un rapport parlementaire de 2011 estimait que sur 10.000 annonces d'"escorting", 4.000 provenaient d'indépendantes.
Or, dans leur cas, il n'y a pas traite, il n'y a pas la violence d'un proxénète, et de nombreux témoignages (un exemple) semblent montrer qu'elles souhaitent continuer à pratiquer leur métier actuel. On ne peut comparer leur relation marchande avec le client avec celle d'un vendeur et d'un consommateur d'héroïne, produit dont le commerce est interdit pour des raisons de santé publique aussi bien que d'ordre public : jusqu'à nouvel ordre, il n'est pas interdit d'avoir des relations sexuelles entre adultes consentants. Mais cela risque d'être le cas bientôt.
Il est vrai que selon la députée italienne Michela Marzano, citée par Le Monde, ce consentement n'est, en ce qui concerne la femme, pas valable, parce qu'"Une femme s'inscrit, de par son corps, dans la fragilité d'une existence marquée par des limites indépassables telles que la dépendance, la peur, la souffrance. ». Voilà, au nom du féminisme, un argument bienvenu pour les masculinistes qui n'ont de cesse de souligner, à propos des femmes, "fragilité" et "limites" ! Une argumentation qui sert plutôt ce qu'elle veut combattre. Comme la loi que la France est en train de se donner.

Pour en savoir plus :

http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2013/10/02/01016-20131002ARTFIG00478-policiers-et-prostitues-hostiles-a-la-propositionde-dresser-des-amendes-aux-clients.php

http://www.youtube.com/watch?v=TJTfk3uICPI

http://www.lemonde.fr/societe/chat/2013/10/31/prostitution-faut-il-penaliser-le-client_3506331_3224.html

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/978183-penalisation-des-clients-de-prostituees-ce-sont-eux-qui-m-ont-appris-le-metier.html

http://www.planning-familial.org/sites/internet/files/2013-nov__prostitution.pdf

http://www.atlantico.fr/decryptage/penaliser-clients-prostituees-resultats-dans-pays-qui-en-ont-fait-choix-marie-elisabeth-handman-844220.html

http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/11/26/prostitution-la-penalisation-des-clients-mesure-phare-du-texte-de-loi_3520429_3224.html


http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/06/25/un-rapport-critique-la-loi-sur-la-penalisation-de-la-prostitution-en-norvege_1724344_3224.html

http://leplus.nouvelobs.com/contribution/978178-penalisation-des-clients-des-prostituees-la-verite-c-est-que-j-aurais-pu-en-tuer-un.html

http://www.liberation.fr/bibliotheque/5-prostitution-penaliser-ou-pas

http://www.liberation.fr/societe/2013/12/04/prostitution-les-abolitionnistes-saluent-un-vote-historique_964157

Manifeste de AIDES etc.
http://www.aides.org/actu/penaliser-peut-nuire-la-sante-des-prostitue-e-s-2344

1 er vote :
http://www.lesechos.fr/economie-politique/politique/actu/0203159631720-prostitution-les-deputes-ont-vote-la-penalisation-des-clients-633674.php

https://midi-pyrenees.partipirate.org/2013/11/tribune-aides-griselidis-prostitution-non-a-la-penalisation-on-veut-des-putains-de-droits/

http://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/2005/10/tre_travailleus.html

BFM TV :
http://www.youtube.com/watch?v=TJTfk3uICPI

http://madame.lefigaro.fr/societe/violences-faites-femmes-video-interpelle-ministre-251113-631600

http://www.lavie.fr/debats/chretiensendebats/pourquoi-les-chretiens-sont-ils-pour-la-loi-de-penalisation-des-clients-de-prostituees-06-12-2013-47411_431.php

http://rememberresistdonotcomply.wordpress.com/2013/11/20/une-procureure-de-stockholm-decrit-la-reussite-de-l-abolitionnisme-en-suede/

Un e-book reprenant les principaux articles et interventions parus dans Libération : http://www.liberation.fr/bibliotheque/5-prostitution-penaliser-ou-pas

http://www.lemonde.fr/societe/article/2012/06/25/un-rapport-critique-la-loi-sur-la-penalisation-de-la-prostitution-en-norvege_1724344_3224.html

http://www.petraostergren.com/upl/files/56646.pdf

http://www.ledevoir.com/non-classe/70823/prostitution-le-modele-suedois-est-il-une-panacee

http://www.france2.fr/emissions/complement-d-enquete/videos/rhozet_cde_sujet2_20131107_128_07112013232514_F2

http://www.liberation.fr/societe/2013/11/10/demontrer-qu-il-y-a-eu-relation-tarifee-ca-ne-va-pas-etre-simple_946062

http://cybersolidaires.typepad.com/ameriques/2005/10/tre_travailleus.html

http://www.rtl.fr/actualites/info/politique/article/prostitution-s-attaquer-aux-clients-c-est-s-attaquer-a-nous-denonce-une-prostituee-7764629782

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/09/01/repensons-la-prostitution_1754460_3232.html

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1 commentaire:

Fabienne a dit…

Vouloir faire le bien a tout prix ...et au détriment de ceux que l'on veut protéger...
Mais c'est plus facile et moins dangereux de poursuivre les clients plutôt que les gansters...