mardi 21 mai 2013

Schuiten : dans un verre d'eau.


Ben oui, l'affaire Schuiten est une tempête dans un verre d'eau. Attention, avant d'envoyer les insultes, lisez cette précision importante : ce n'est pas moi qui le dis, c'est l'artiste lui-même. La phrase figure dans le courrier qu'il a envoyé à Jan Peumans, président du Parlement flamand : "Ce pays vaut mieux que cette tempête dans un verre d’eau".
Qu'on reconnaisse dans cette affaire "La Bêtise au front de taureau" (Baudelaire), c'est évident. Que cette stupidité est fille d'une ligne politique consternante, d'un repli effarant, c'est certain. Cela n'autorise pas toutes les comparaisons, toutes les outrances.
Petit rappel : contrairement à ce que certains semblent croire, la planche de BD exposée figure dans l'exposition sans aucune retouche, donc avec son texte en français. C'est dans le catalogue et l'invitation que soit Peumans, soit un fonctionnaire trop zélé, soit un organisateur (mais cela semble douteux) a ou ont fait nettoyer la bulle coupable de crime linguistique. Schuiten encore : "Quand on m’a présenté l’affiche avec l’illustration (qui respectait d’ailleurs la totale intégrité de la planche et indiquait le copyright), j’avais été flatté par ce choix, mais aussi un peu surpris. C’est à la découverte de l’invitation que j’ai été choqué et ai rapidement écrit au commissaire de l’exposition" .
Outrances, disions-nous ? On peut lire sur Facebook un articulet, "Taligants, flaminbans et francophobie", parlant de "l'horrible saccage de l'oeuvre de Schuiten" et ajoutant : "ça n'est pas de la censure : c'est tout simplement une destruction.
(...) Mijnheer Peumans se montre aussi nuisible que les Talibans qui ont démoli les Bouddhas de Bâmiân en 2001, provoquant un émoi mondial". Comparer l'effacement de quelques lignes dans un catalogue et une invitation (lignes parfaitement respectées dans l'exposition et bien sûr lisibles dans d'innombrables albums) et la destruction totale, définitive, à coups de canons, d'un trésor culturel de l'humanité ancien de quinze siècles, cela me semble passer l'entendement. Pourtant personne n'est venu contrarier ces outrances, et les approbations se sont multipliées.
J'ai aussi lu que c'est "clairement son identité culturelle qui a valu à Schuiten cette violation de son oeuvre". Or, au contraire, de

son identité culturelle, le dessinateur écrit ceci : " Benoît Peeters et moi-même avons des noms flamands, ma famille, du côté paternel comme maternel, vient de Flandres, j’ai grandi dans une commune flamande à proximité de Bruxelles et par beaucoup de points, je me sens très lié à la culture flamande. La Bande Dessinée flamande fait partie de mon histoire". Loin d'enfourcher les mêmes chevaux fougueux que certains de ses défenseurs, il précise : "Je peux comprendre, évidemment, qu’une planche avec un phylactère en Français n’était peut-être pas le meilleur choix pour représenter cette exposition au Parlement Flamand." Et il ajoute, dans son courrier à Jan Peumans, que pour lui, la solution la plus naturelle "aurait été de prendre le texte en néerlandais, tiré de « Het Schieve Meisje ». Les deux versions sont sorties en même temps et sont toujours disponibles dans le commerce. Nous aurions été ravis de vous aider à effectuer ce changement dans des délais très courts."

Une logique nazie ? 

J'ai lu aussi une comparaison entre cette affaire et les persécutions dont les nazis ont poursuivi ce qu'ils appelaient "l'art dégénéré" et ceux qui le pratiquaient. Là aussi, il me semble qu'on compare l'incomparable. Au nom du concept de l'art dégénéré, les nazis ont détruit ou interdit des milliers d'oeuvres, de la peinture moderne au jazz en passant par en passant par les films de Fritz Lang et le théâtre de Brecht. Des dizaines d'artistes furent tués ou emprisonnés, d'autres ne durent la vie qu'à leur fuite à l'étranger.
Cette persécution était due à des raisons idéologiques et raciales. Les nazis se fichaient éperdument de la langue utilisée par leurs victimes - généralement germanophones -. Aussi idiote que soit l'affaire de l'exposition, aussi justifiées que soient les protestations, il s'agit de la langue d'un phylactère, pas de la race de Schuyten, pas d'emprisonner celui-ci, pas de détruire son oeuvre pour non-conformisme idéologique - la planche reste d'ailleurs exposée - . Le prétexte est une politique de monoculture linguistique, certes peu sympathique mais relativement proche de celle menée au Québec que nous trouvons généralement sympathique (voir plus bas). On me répond que si les conséquences ne sont pas les mêmes, "la logique sous-jacente" serait la même. Ce n'est pas un raisonnement acceptable. Le nazisme a des spécificités qui font qu'il n'a "pas d'équivalent dans l'histoire". La Fédération Nationale des Déportés et Internés, Résistants et Patriotes explique bien pourquoi la mise à égalité du goulag stalinien et du système nazi n'est pas admissible, aussi horrifié que soit le regard qu'on porte sur le goulag. Si l'horreur stalinienne, avec ses millions de morts, ne peut pour autant être assimilée à la logique de la machine nazie, comment peut-on mettre sur le même pied celle-ci et celle de la politique linguistique flamande ?
Ce qui ne permet pas de nier la filiation entre certains représentants du nationalisme flamand et le nazisme .

N'est-il bon bec que du Québec ? 

Fréquemment, la même personne qui maudit l'étroitesse d'esprit de la politique linguistique flamande éprouve une grande tendresse pour la francophonie québecoise et sa lutte héroïque contre l'impérialisme anglo-saxon. Prenons un peu de hauteur : la politique linguistique du Québec est moins rigide que celle de la Flandre, mais a tout de même des accents qui la rappellent.
Ainsi, pour ne parler que des entreprises, l'affichage  doit s'y faire en français, de même que toute communica- tion direction-personnel.
Toute entreprise employant 50 personnes ou plus doit s’inscrire auprès de l’Office québécois de la langue française et faire l’analyse de sa situation linguistique avec l’aide et les conseils de l’Office. Les grandes entreprises employant plus de 100 personnes doivent de plus mettre sur pied un comité de francisation.
Si l’Office estime que l’utilisation du français est généralisée dans l’entreprise, celle-ci recevra son certificat de francisation. Dans le cas contraire, l’Office demandera à l’entreprise de lui soumettre, puis de mettre en œuvre, un programme de francisation.
Le nom d’une entreprise établie au Québec doit être en langue française. Ce nom est nécessaire à l’obtention de la personnalité juridique.
 La publicité commerciale et l’affichage public doivent se faire en français. Si une autre langue que le français est présente sur les panneaux publicitaires et les affiches, il faut que le texte rédigé en français ait un impact visuel beaucoup plus important que celui qui est rédigé en d’autres langues.
Source : "Vivre en Français" et "ABC de la politique linguistique québecoise", Secrétariat à la politique linguistique du Québec.

On m'a répondu : "La différence : les francophones sont minoritaires au Canada et se protègent. En Belgique : les néerlandophones sont la majorité de la population totale."
Les néerlandophones sont la majorité, oui. Cela n'empêche qu'ils sont sur la défensive : en 1846, 60% des Bruxellois parlaient flamand. En 1947, il en restait 25 %. Combien aujourd'hui ? D'autant plus que l'immigration des années 60 a amené beaucoup de personnes venant de pays de culture partiellement francophone (Maroc, Algérie, Tunisie, Congo), et pour qui le français remplace progressivement l'arabe et d'autres langues. La francisation de la périphérie ("olievlek") se renforce (il reste 10% de néerlandophones à Wezembeek-Oppem !). L'explosion démographique prédite à Bruxelles va encore renforcer cette expansion.
Source : Wikipedia, Francisation de Bruxelles.
Et il n'y a pas que les francophones : l'internationalisation de la région bruxelloise et de sa périphérie amène aussi des non-néerlandophones d'origine variée, qui préfèrent de loin apprendre le français, s'ils ne le connaissent pas déjà, que le néerlandais. Ce rétrécissement de l'influence linguistique flamande ne se limite pas à la région de Bruxelles. A Kortenberg, le pourcentage de francophones a doublé entre 2006 et 2008. D'autre villes du Brabant Flamand voient leur pourcentage de francophones augmenter rapidement. C'est cet assaut qui justifie, aux yeux de beaucoup de Flamands, une politique linguistique rigide. On l'ignore peut-être trop chez les francophones. C'est aussi une forme de la fermeture qu'ils reprochent tant aux Flamands.

Retour au blog 
Cliquez ici pour recevoir chaque mois une liste des nouveaux articles de ce blog. Vous pouvez être prévenu/e de chaque parution en cliquant "Messages (Atom)" tout en bas de la page d'accueil. 
Mots-clef : Schuiten, Peumans, exposition, B.D., Peeters, flamand, français

Aucun commentaire: