lundi 21 mars 2011

Libye : en un combat douteux


Réagir aux derniers événements est évidemment difficile, dans une grande confusion, et en plus, dans mon cas, dans un contexte personnel de bousculade qui empêche de se documenter autant qu'on le souhaiterait. Je note par exemple qu'Henri Goldmann, peu suspect de grande sympathie pour quelque impérialisme, écrit "je me suis rallié au principe d’une intervention minimaliste, devant l’impossibilité d’une tierce position qui m’aurait semblé préférable". A quoi, il est vrai, un de ses lecteurs répond : "Je crains fort que la "lecture minimaliste" qu’H.G. défend soit d’avance condamnée : une fois qu’on a lâché les chiens, et qu’ils ont senti l’odeur du sang (ou du pétrole), il est difficile de les ramener à la niche. "
Je livre donc ceci comme des réflexions "à chaud", mais quelque peu à contre-courant de ce qu'on considère un peu vite, actuellement, comme des évidences après l'intervention qui suit le mandat donné par la résolution 1973 de l'ONU.



Suite de l'article :

1. La vision chromo est évidemment tentante : les troupes étrangères interviennent brièvement, empêchent Kadhafi de massacrer les rebelles, empêchent une guerre civile, s'en tiennent là et rentrent, couvertes de remerciements par les populations locales. C'est en gros, pour certains, le seul sens du mandat donné par l'ONU. Mais dans le Soir, Baudouin Loos admet : "Certains ont en effet la volonté d'aller plus loin que la résolution ne le prévoit. Le ministre des affaires étrangères français Alain Juppé ou le ministre Belge de la défense Pieter de Crem l'ont admis à demi mot ».
Ajoutons que pour Yves Leterme, le but des opérations est bien de chasser Kadhafi. Que cette tentation débouche sur de grands risques se remarque aux tensions actuelles au sein de l'Union Européenne, où certains se montrent très inquiets, voir http://www.lesoir.be/actualite/monde/2011-03-21/l-ue-divisee-sur-l-intervention-en-libye-829495.php . Evidemment, on peut imaginer un autre chromo : les troupes étrangères font tomber Kadhafi, s'en tiennent là et rentrent, couvertes de remerciements par les populations locales. Ce scénario me semble avoir peu de chances de se réaliser, pour les mêmes raisons que les engagements en Irak et en Afghanistan ont débouché sur des bourbiers sanglants, des enlisements dans lesquels les civils paient un prix abominable, et où les armées d'intervention sont désormais vues comme de haïssables occupants.
Le Ministre belge de la Défense Pieter De Crem annonce une opération longue, "plus que quelques semaines", et n'exclut pas "un grand nombre de victimes", ni que celles-ci soient civiles. Il parle d'une "opération militaire qu'on peut considérer comme une guerre", ajoutant que "Le public doit se préparer à des images très confrontantes". Il n'exclut pas une riposte d'ordre terroriste, avec ce que cela implique également comme victimes. Bref, il s'agit pour lui d'une occupation, avec une addition qui risque d'être salée, y compris pour les civils.

2. Les insurgés n'en demandaient pas tant. L'ancien ambassadeur de Libye en Inde, devenu voix diplomatique du “comité de crise” formé par le Conseil national libyen, avait demandé l'instauration par l'ONU d'une zone d'exclusion aérienne. Mais sinon, le Conseil s'opposait à toute ingérence militaire étrangère sur le territoire libyen. Un blogueur libyen relayé par le Guardian écrit : "Le sang des morts libyens aura été gaspillé si l'Occident souille notre révolution en intervenant". Il ajoute que toute intervention occidentale ne peut déboucher que sur une violence bien pire encore que celle déjà déchaînée. ( http://www.guardian.co.uk/commentisfree/cifamerica/2011/mar/01/libya-revolution-no-fly-zone ) En effet, dès la chute du régime sous les coups étrangers, on risque d'assister à une série d'attentats sur le modèle irakien, une guerilla anti-USA, et qui sera rejointe par des nationalistes non-kadhafistes. Dans pareil contexte, pas question de bâtir la démocratie, donc il faudra bien prolonger la présence des troupes alliées (dans une zone quelque peu pétrolière) ... ce qui exacerbera la réaction à cette présence, et on sera partis pour un scénario à la mode irakienne ou afghane. C'est bien d'ailleurs ce que redoute une grande partie de la presse arabe, voir
http://www.liberation.fr/monde/01012326615-la-presse-tunisienne-et-algerienne-denoncent-l-intervention-en-libye

3. L'intervention des puissances étrangères risque d'avoir un effet négatif sur l'opinion arabe, et sur l'opinion libyenne, un effet négatif concernant l'actuelle vague de revendications démocratiques. On prône les frappes dans des capitales où l'on recevait il y a peu Kadhafi avec tapis rouge et sourire. A la tête du processus, on trouve les Etats-Unis, qui n'ont pas hésité à bombarder Tripoli et Benghazi en 1986, faisant une centaine de morts. Cela ne s'oublie pas, et ne crée pas des sympathies.

4. Petit rappel : Chavez (qui n'a jamais affirmé son soutien à Kadhafi contre la rébellion, contrairement à ce qu'on a lancé, voir sur ce blog http://tom-goldschmidt.blogspot.com/2011/03/lybie-intervention-militaire-faillite.html ) a proposé dès le début des combats une médiation internationale présidée par l'ancien président des Etats-Unis Jimmy Carter. Initiative que Kadhafi, alors le dos au mur, avait acceptée. Sinon, sauf en Amérique Latine, personne n'a repris cette balle au bond. Combien de vies aurait-elle peut-être permis d'épargner ?

Quelle opposition ?

5. Il me semble qu'on ne lit pas beaucoup de questions sur l'opposition libyenne, la composition de sa direction et ses buts. Pourtant, l'un de ses dirigeants est ancien ministre libyen de la Justice, tout fraîchement démissionnaire, un autre ancien ambassadeur de Kadhafi en Inde, tandis que l'ambassadeur de Kadhafi en France a soudain démissionné (il y a quelques jours, il affirmait que Kadhafi ne pouvait pas tenir et n'avait pas d'armée, rien qu'une garde ,
http://www.rfi.fr/afrique/20110301-ambassadeur-libye-france-demissionne-s-explique-rfi ). Voilà des opposants vraiment très frais, en fait datés du moment où Kadhafi semblait perdre la partie. Je ne lis guère de précision sur le programme de cette opposition, ni sur sa représentativité réelle. Or, il semble qu'on ait affaire à un processus assez différent de ceux connus en Tunisie et en Egypte, où les revendications démocratiques et sociales dominaient et nourrissaient le vaste mouvement populaire, qui pouvait s'appuyer sur les structures d'une opposition déjà existante malgré les difficultés. De pareilles structures sont inexistantes dans le cas de la Libye, où la structuration en tribus joue en revanche un grand rôle. On en compte environ 140, dont une trentaine auraient une influence importante. Un embryon de panorama est disponible sur
http://www.trust.org/alertnet/news/factbox-libyas-key-cultural-tribal-divisions/ Ainsi, les Gaddadfa ont profité de la présence à la tête du pays d'un des leurs, Kadhafi. Traditionnellement alliés de celui-ci, les dirigeants Warfalla ont pourtant rejoint l'insurrection. Certains d'entre eux s'étaient déjà heurtés au pouvoir en 1993, demandant une part plus grande de pouvoir, ils avaient été brutalement réprimés, la tribu était redevenue l'alliée du chef suprême. Jean-Yves Moisseron, Chercheur à l'Institut de recherche pour le développement, rédacteur en chef de la revue Maghreb-Machrek, notait en février : "Dans le contexte d’extrême violence actuelle, le signe le plus inquiétant pour l’avenir immédiat du colonel Kadhafi est l’éclatement du pacte tribal. Si l’hostilité latente intertribale est la norme en temps de paix, on assiste aujourd’hui à la rupture totale." Rue 89 cite une source diplomatique française : "Est-ce une révolution contre Kadhafi ou le fait d'une tribu qui cherche à s'imposer sur les autres ? Si oui, laquelle et quel est son projet politique ?" Certains craignent que les affrontements actuels débouchent sur l'éclatement du pays sous l'effet de ces forces centrifuges (de là une déclaration de Al Jeleil soulignant que la Libye doit rester unitaire, ce qui montre que ce n'est pas l'avis de tout le monde). Le départ de Kadhafi pourrait mener à un scénario yougoslave. Kadhafi a d'ailleurs souligné le risque d'une guerre civile provoquée par les prétentions de l'une ou l'autre tribu.
Ces remarques sont avant tout des questions, qui ne doivent en rien être vues comme un désaveu des vrais démocrates libyens. Et toute information détaillée sur ces sujets sera reçue avec reconnaissance. Mais "insurgé" ou "opposant" ne sont pas des mots magiques. Ainsi, on peut avoir toute la sympathie du monde pour les courageux opposants iraniens qui font face aux matraques et à la prison. Cela n'empêche que pour des spécialistes, les pauvres et les habitants des campagnes gardent leur sympathie au régime. Et pour prendre un autre exemple, je me rappelle avoir fait partie d'un groupe qui fut exclu d'une manifestation au temps de l'occupation de l'Afghanistan par les Soviétiques. Exclu pourquoi ? Parce que notre banderole portait les mots "Soutien à la résistance progressiste". Progressiste ? Scandale ! C'était tous les mouvements combattant les Soviétiques qu'il fallait soutenir, sans exception ! Ces mouvements existent toujours, mais ils sont quelque peu moins bien vus aujourd'hui. Ce sont les Talibans.
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8 commentaires:

Anonyme a dit…

Bravo pour ce doute salutaire. Ce que tu as débusqué est très conforme à ce que je pressentais.
Il manque toutefois un élément, dont je reconnais la fragilité : c'est l'effet subjectif de la "bataille de Benghazi" sur le moral des oppositions démocratiques arabes. C'est l'opinion de mes amis marocains du Maroc qui m'a fait basculer. Bascule dont je n'ai pas fait une grande publicité et qui n'a eu évidemment aucun effet sur le terrain.
Passons maintenant à l'étape d'après. (C'était d'ailleurs le but de mon dernier billet.)

Henri Goldman

Anonyme a dit…

Je m'interroge aussi au sujet de l'opposition libyenne, pas tellement en termes de personnes ou de groupes, mais bien en termes de structuration de la société et de repères symboliques. D'après ce que je peux perçevoir et entendre, il s'agit visiblement d'un cas de figure très différent de la situation tunisienne ou egyptienne. Tout insurgé n'est pas un démocrate, en réalité ou en puissance, c'est évident. Mais pourquoi diable tellement de gens (y compris des commentateurs avisés) se laissent-ils piéger par ses naïvetés romantiques ?

Bernard De Backer

Unknown a dit…

Epaisse et longue tartine, deux tranche de discours bio, bien beurées d'indignation avec une grosse couche de dialectique et des fausses pépites.

Allez, je vais aussi compter jusqu'à cinq.

Un. Deux. Trois. Quatre. Cinq.

C'est magique!

Cedric a dit…

Merci Tom,

Nous n'avons pas eu le temps de réagir... on déclare plus rapidement la guerre qu'on ne trouve des accords gouvernementaux. Mais cela fait du bien de lire quelques analyses critiques dans le flot incessant de la propagande de guerre.

(Pourrais-tu stp faire un résumer en 25 mots pour Laurent Szyster? :p )

Cedric Tolley.

Cedric a dit…

En fait on comprend même en moins de 25 mots :o)
http://www.youtube.com/watch?v=kAc5Y4npBb0&feature=youtube_gdata

Navarre a dit…

Merci TOm,
L'important est de se prononcer à chaud, justement comme tu le fais, même avec des informations, surtout dirais-je avec des informations incomplètes, sinon, on se prononce à froid, par définition. D'accord, il y a bien un doute raisonnable à propos de cette intervention et de ses conséquences. Olivier

Anonyme a dit…

En passant, comme cela, je me souviens d'un article du diplo relatant l'usage d'obus a l'uranium enrichi, ... quelqu'un a prévenu ces braves gens dansant sur des blindés détruits qu'ils risquent leur vies, sinon un ou deux cancers ?
Et j'aimerais BEAUCOUP savoir si les Forces aériennes belges font usage d' U.A.

ELG

Anonyme a dit…

Heu, je voulais dire appauvri, qui comme son nom ne l'indique pas ... lire l'article.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Uranium_appauvri

ELG